Sadie s’approcha de nous d’un pas tremblotant, l’air résolu et tenant dans ses mains le témoignage d’une longue journée de travail. Elle affichait cet air qui disait combien elle avait hâte de retrouver le confort et la tranquillité de son foyer, l’endroit où elle pourrait reposer ses pauvres pieds fatigués et se détendre.

Car, voyez-vous, même si à « 59 ans » Sadie avait du mal à traverser les longues heures qu’elle passait à l’école, son immense désir d’aider les enfants en difficulté d’apprentissage était sa première préoccupation — à l’immense consternation de ses supérieurs qui lui faisaient souvent remarquer qu’elle « méritait bien de se reposer un peu ».

Sadie, qui de toute évidence avait entre 85 et 90 ans mais n’en avait aucune idée, s’excusa de nous déranger et, croyant qu’elle revenait de son travail et que sa voiture « avait été remorquée » ce matin-là, nous demanda timidement de l’aider à retrouver cette dernière.

Nous espérions qu’elle se rappelait son adresse, mais elle ne nous donna que quelques indices contradictoires comme : Flatbush, Nostrand, 4th Avenue, Prospect Park, etc. L’unique petit bout de renseignement qu’elle semblait avoir retenu était son nom de famille.

Voulant rassurer son mari qui devait être très inquiet, nous nous sommes empressés d’appeler le service des renseignements qui nous offrit un numéro de téléphone possible. Aucune réponse. Sadie conclut que son mari faisait sûrement une petite sieste. Je réalise maintenant qu’il est probablement décédé...

Nous avons doucement passé le bras autour de la taille de Sadie et nous sommes lentement dirigés vers la librairie du quartier dans l’espoir de trouver, par l’entremise d’Internet, une adresse associée à son nom. Au bout de quelques minutes, nous naviguions sur un site qui nous mena au centre pour citoyens âgés situé en face de Grand Army Plaza. Dans l’espoir que cette piste était la bonne, nous décidâmes d’appeler un taxi afin de la ramener chez elle.

En attendant sagement l’arrivée du taxi, Sadie nous promit qu’elle nous mentionnerait « dans son prochain livre » — sa façon toute spéciale de nous démontrer sa gratitude. Pendant tout ce temps elle afficha une allure très fière et nous rassura que « tout irait bien » et que nous devrions retourner chez nous bien au chaud.

En nous apercevant, un « comité d’accueil » réuni devant la résidence de Sadie et s’apprêtant à partir à sa recherche se précipita vers elle. Son fils s’approcha de sa maman et lui demanda d’une voix douce et avec un sourire qui masquait difficilement l’expression inquiète logée dans son regard : « Maman, où étais-tu ? »

Tous étaient très reconnaissants et allèrent même jusqu’à nous proclamer « héros » ! Un policier s’exclama d’une voix remplie d’émotion : « Bien travaillé, les jeunes ! » Même si nous étions très soulagés d’avoir ramené Sadie chez elle, nous ne nous considérions nullement héros… nous étions simplement heureux qu’elle nous ait trouvés plutôt que d’avoir affronté une myriade de scénarios plus effroyables les uns que les autres.

J’ai beaucoup appris sur Sadie lors de cette rencontre et je suis sûre que son récit, tissé de souvenirs flous et teinté de loufoques arabesques, est néanmoins authentique ! Je suis si heureuse de la savoir en sécurité chez elle. En me rappelant sa confusion, les trois sacs à mains qui se dandinaient joyeusement au bout de ses bras frêles et les petits objets mystérieux qu’elle serrait précieusement dans ses mains, je tremble à la pensée de ce qui eut pu lui arriver dans cette immense jungle urbaine.

Pendant que Sadie, soutenue par son fils, se dirigeait lentement vers sa maison, nous pouvions l’entendre raconter d’une voix joyeuse sa journée à l’école avec ses enfants…

Nous avons passé une heure en compagnie de Sadie en cette belle et agréable soirée d’automne et, durant ce temps, la magnifique brochette d’information qu’elle nous servit se métamorphosa petit à petit en un énorme et complexe casse-tête. Mais pour elle, les pièces du casse-tête ne s’emboîtaient plus les unes dans les autres. Même si elles étaient toutes pleines de sens, le temps en avait arrondi les bords, propulsant chacune dans sa propre galaxie.

Notre soirée ne fut pas celle que nous avions planifiée… mais elle nous a enrichis d’une expérience mémorable et aura à jamais une place d’honneur parmi nos plus doux souvenirs !

Patricia Peretz
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