Il se fait tard, Père... j'ai laissé mon bureau
lambrissé d'acajou, j'ai refusé de rencontrer
les amis au bar habituel... Je tenais à venir te
rencontrer dans cette petite chapelle du
Sacré-Coeur. Il y a ici ce que je n'ai pu
acheter pour mon bureau; paix, silence et
réconfort.

J'ai essayé d'être un homme et je me
questionne aujourd'hui sur ce que je suis
devenu... Pour être homme, j'ai laissé
mes habitudes d'enfant : mes prières du matin et
du soir, golf le dimanche au lieu de la messe,
et bien d'autres choses que mes parents
m'avaient enseignées.

Pour être homme, il me fallait me faire
un nom. J'ai joué du coude, j'ai écrasé pas mal
de monde sur ma route pour y arriver. J'ai
ignoré mes frères et ma soeur que je trouvais
minables. Pas moyen de parler sans qu'ils
mettent le nez de Dieu en tout.

Pour aller avec ce « nom », il me fallait un
statut social. Je l'ai eu : j'ai triché en
affaires, j'ai fraudé le fisc, j'ai même roulé
mes parents qui me faisaient confiance et m'ont
avancé une forte somme. Et de fil en aiguille,
j'en suis arrivé à me croire un homme !
J'avais de moins en moins de véritables amis,
mais je m'en fichais ; je pouvais « faire » sans
eux. Mon épouse a pris ses distances devant mes
façons de faire ; quelques jeunes maîtresses la
remplaçaient... et je demeurais un homme, car
elles ne me remettaient pas en cause.

Puis ce furent mes enfants qui désiraient de
moins en moins ma compagnie. Même que mon plus
vieux m'a dit quand je lui ai montré ma nouvelle
Lincoln : « Elle n'est pas à toi cette bagnole !
Elle appartient à tous ceux que tu as volés !!!
Il y avait longtemps que je n'avais pleuré comme
ça. Un coup de poing de mon pire ennemi ne
m'aurait pas fait plus mal. Ça s'est passé...
cet après-midi, Seigneur. Je voulais être un
homme. J'ai cru que j'en étais un. J'ai même
cru que je pouvais devenir un homme sans
Toi, Seigneur.

Petits, nos parents nous amenaient à la Chapelle
de la Réparation. Je m'en suis tout d'un coup
souvenu. Devant ma mine défaite, ma secrétaire
m'a offert un "remontant ", j'ai refusé. Elle
m'a conseillé de voir mon médecin; j'ai dit que
j'y allais dès maintenant. Et je suis ici, Père,
devant toi... Sacré-Coeur aux deux bras
ouverts...
J'ai essayé d'être un homme !

Te regardant dans cette silencieuse chapelle,
sentant ton regard sur moi... ça me fait chaud
au coeur... Est-ce ton coeur qui réchauffe le
mien déjà, en une simple visite ?
Entends mon
aveu : je voulais être un homme. Je ne
suis que ton enfant ! Il me semble voir tes
lèvres bouger...
me dire : « Viens, petit... »
Clifford Cogger |