L'archipel du Bic, situé entre Trois-Pistoles et Rimouski, est constitué de quelques îles dont l'une s'appelle l'îlet au Massacre. Ce nom rappelle un évènement tragique qui s'y est déroulé il y a fort longtemps.

Il y a bien des années, des touristes qui exploraient l'archipel furent bouleversés par la découverte, au fond d'une caverne de l'île, de centaines d'ossements humains blanchis ― des crânes, des fémurs, des cages thoraciques ― tout cela pêle-mêle, comme si la cavernes avait été le repaire d'un ogre.

On tenta en vain d'expliquer la présence de ces ossements jusqu'au jour où on découvrit une légende indienne qui pourrait bien expliquer la mystérieuse et macabre découverte.

Selon cette légende, avant l'arrivée des Français au pays, des nomades de Stadacomé avaient l'habitude de descendre le fleuve en canot jusqu'à leurs territoires de chasse, dans le Bas du fleuve.

À cette époque, des guerres faisaient rage entre diverses tribus amérindiennes et les massacres étaient nombreux. Or ce jour-là, les familles nomades s'aperçurent qu'elles étaient poursuivies par une bande rivale en costume de guerre, le visage peint de couleurs vives. Dans les yeux des poursuivants brillait la flamme du meurtrier. Il pagayaient vite et fort et gagnèrent du terrain sur les nomades, dont les canots étaient pleins jusqu'à frame-bord d'outils de chasse et de pêche.

Les nomades décidèrent donc de débarquer dans l'archipel du Bic où ils espéraient trouver refuge. La marée très basse révéla l'entrée d'une caverne sur l'île et ils s'y enfoncèrent avec les canots. Là, ils attendirent en silence que leurs agresseurs poursuivent leur route. Mais ces derniers savaient que leurs victimes s'étaient cachées dans l'archipel. Ils se mirent don à fouiller les environs, le casse-tête en main, prêts à bondir sur leurs proies.

Au moment où un groupe d'attaquants passait au large de la caverne, un bébé caché dans les bras de sa mère se mit à crier. Les féroces guerriers surent alors où se dissimulaient les nomades. Mais au lieu de se lancer dans la caverne, ils décidèrent de barricader l'entrée avec un mur de branches de sapin.

Pendant ce temps, la marée montait et les nomades avaient de moins en moins d'espace pour respirer. Bientôt, ils durent descendre des canots qui se rapprochaient du plafond de la caverne. Chaque minute qui passait réduisait leurs chances de survie.

C'est alors que les attaquants mirent le feu à la barricade. Totalement impuissants, les nomades poussèrent des cris épouvantables. Certains furent asphyxiés par la fumée, d'autres se noyèrent, emprisonnés dans la caverne inondée. L'un d'entre eux tenta de s'échapper en nageant sous la barricade enflammée, mais à sa sortie, on le reçu à coup de flèches.

Tous les nomades et les vieux sages qui s'étaient joints à l'expédition moururent dans la caverne maudite.

Plusieurs siècles plus tard, le jeune Médord Léveillée débarquait au phare du Bicquet, non loin de la caverne, en compagnie de son chien Barbichette. Il avait obtenu le poste de gardien de phare pour l'hiver et se réjouissait à l'idée de vivre entouré d'eau et de glace. Du haut de sa tour, il laissait son esprit vagabonder là où son regard décidait de se poser, parfois sur terre, parfois au-delà de l'horizon.

Une nuit, Médord fut brusquement réveillé par d'inquiétants grincements dans l'escalier en colimaçon. Il crut même entendre un martèlement continu dans les murs. Mais il se rendormit très vite et rêva intensément.

Dans son rêve, le phare s'enfonçait dans le fleuve et l'eau entrait à flots par la porte défoncée. Il tentait désespérément d'atteindre la plus haute fenêtre du phare, mais plus il grimpait, plus l'escalier tournait comme une vis sans fin. Lorsqu'il arriva enfin sur le palier supérieur, le phare arrêta de s'enfoncer et il vit par la fenêtre les pieds d'une bande d'Amérindiens qui dansaient sur l'eau. L'un deux s'accroupit devant la fenêtre, brandit son tomahawk, puis fracassa la vitre, tandis que les autres martelaient le mur de pierre. L'eau entrait maintenant par la fenêtre et les fissures. Il sentit une odeur de fumée. Il avala de l'eau. Il ne pouvait plus respirer...

Médard se réveilla en suffoquant sans son lit trempé de sueur. De son rêve il ne garda rien, sinon un sentiment de profonde détresse.

Le soir suivant, des voix plaintives se mêlèrent aux bruits et aux grincements. Médord était à bout de nerfs. Il n'était pas porté sur la bouteille ni superstitieux. Il avait clairement entendu les voix gémissantes; ce n'était ni le bruit du ressac ni le fruit de son imagination. Après cette nuit d'épouvante, il décida d'abandonner les lieux maudits.

Il partit donc à l'aube sur la glace mince, mais la surface menaçant de se rompre à tout instant, il rebroussa chemin. Il revint au phare en attendant que la glace épaississe. son chien Barbichette réussit toutefois à atteindre la rive.

L'animal courut pendant des kilomètres pour alerter les habitants du village. Quand ceux-ci virent le chien japper et tourner en rond comme un enragé, ils se doutèrent que quelque chose était arrivé au jeune gardien du phare. Ils décidèrent donc de suivre la bête jusqu'à son maître.

Rendus en face de l'île, ils constatèrent que la glace était mince. Ils mirent donc une barque à l'eau et, à l'aide de leurs rames, ils brisèrent la glace pour avancer jusqu'au phare.

Médord n'était pas là pour les accueillir. La lourde porte était entrouverte. Ils frappèrent et entrèrent immédiatement.

La scène qui apparut devant eux les saisit d'horreur. Le jeune Médord reposait au bas de l'escalier, les yeux et la bouche grands ouverts. Ses pieds et ses mains étaient retournés à l'envers. Tous ses os semblaient brisés, son crâne était enfoncé et un côté de son visage carbonisé.

Comment une simple chute dans l'escalier avait-elle pu causer de telles blessures ? On fouilla le phare de fond en comble sans trouver le moindre indice d'infraction. Il n'y avait pas de traces non plus dans la neige autour du phare. On ramena la dépouille au village et on prétendit que le jeune gardien était mort de peur. Jamais on ne fit allusion à son corps disloqué.

Certains soirs, dans la baie du Bic, entre le cap Enragé et le cap Corbeaux, des fantômes armés de flambeaux dansent sur les galets. Parfois, le vent apporte avec lui le gémissement d'Amérindiens à l'agonie.

Tiré du livre : "Le Québec en contes et légendes
Michel Savage et Germaine Adolphe

 

 



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