Depuis quelques jours, un nordet cinglant soufflait sans répit, élevant le niveau d'eau du fleuve, inondant les plages et balayant même à la mer certaines bâtisses de séchage du poisson. C'était la première tempête de l'automne et elle était violente.
Le vent fouettait la pluie contre les fenêtres et les rafales se succédaient sans relâche. À Saint-Denis, on espérait que personne n'avait eu la mauvais idée de prendre la mer.
À l'aube, le vent avait un peu faibli et la pluie s'était arrêtée. Toutefois, la mer était grosse, blanche de moutons qui dansaient sur l'eau grise. Sur la rive gisait l'épave d'une goélette, ventre en l'air, les mats brisés, le corps éventré. Sur l'étrave du bateau de vingt mètres, on pouvait lire Grosse Île.
On examina l'épave et on n'aperçut aucun signe de vie. Le bateau était sans doute venu s'échouer après avoir brisé ses amarres, sans équipage, sans capitaine.
Pourtant, certains affirmèrent avoir vu la silhouette d'un marin emmitouflé dans un ciré noir, la tête cachée dans un suroît, qui s'éloignait du village contre le vent et la pluie, sur la route du bas du fleuve.
Après avoir inspecté le bateau échoué, le capitaine Mas Fouine, vieux pêcheur du coin, se souvint d'un détail étrange qui le poussa à retourner sur les lieux à la faveur de la pleine lune : la terre près de l'épave avait été récemment remuée. Le capitaine de la Grosse Île aurait-il enfoui un trésor après le naufrage ?
Mac se rendit donc à la nuit tombée près de la goélette fracassée. Armé d'une bonne pelle, il creusa, creusa et creusa. Il ne trouva rien. Il était pourtant convaincu qu'il y avait quelque chose, sinon, pourquoi aurait-on remué le sable ? Il fallait qu'il y ait quelque trésor caché.
La nuit suivante, une fois la lune bien haute dans le ciel, il voulu creuser de nouveau à l'issu de tous. Il aperçut la silhouette d'un homme qui s'élevait à côté de la goélette, justement là où il avait creusé la veille. Qui cela pouvait-il bien être ? L'intrigant personnage resta immobile toute la nuit, à garder un secret ou un trésor que Mac avait bien l'intention de découvrir.
La troisième nuit, Mac vit que l'homme avait disparu. Il se remit donc à creuser et creuser et creuser, puis, bingo ! Sa pelle fit un son clair comme si elle avait heurté un objet métallique. Le vieux pêcher sourit.
Il continua de creuser fébrilement. Il distingua un coffre de bois de tek renforcé par des lattes de fer forgé, qui faisait environ un mètre de long par cinquante centimètres de large par un mètre de haut.
- Un trésor ! J'ai trouvé un trésor, s'écria-t-il.
Mac se pencha dans le trou. Le sable mouillé faisant un effet de succion, il eut toutes les peines du monde à extraire le coffre et à le déposer sur le sable. Il regarda autour de lui, méfiant, et ne vit personne sur la plage, pas même un goéland.
Curieusement, il n'y avait pas de cadenas ni de serrure. Juste un loquet qu'il s'agissait de glisser. Clic. Mas ouvrit le coffre, le coeur battant. Les rayons de lune illuminèrent l'intérieur du coffre. Mac s'attendait à y contempler des pièces d'or, des émeraudes, des colliers d'or massif, des perles, des rubis, de l'argent.
Amère déception : il n'y avait là que des piles de vaisselle ancienne. Que de la vaisselle...
Le coeur gros, il remit le coffre dans le trou qu'il recouvrit de sable. Il revint chez lui triste comme croque-mort.
Plusieurs mois plus tard, on frappa à la porte de la maison du capitaine Mac Fouine. Un vieil homme, un mendiant sans doute, demandait l'hospitalité. Mac lui offrit de passer la nuit chez lui, content d'avoir peu de compagnie, lui qui occupait ses soirées interminables en solitaire à regarder la mer avec nostalgie.
Le quêteux s'appelait Tancrède Guenilloux. Il parlait peu mais le soir venu, à la lueur du feu de l'âtre, il amorça une bien étrange conversation.
- C'est bien ici que s'est échouée la Grosse Île ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Mac eut un petit moment de frayeur.
- Une belle goélette, qu'elle était, dit le mendiant. J'imagine que vous n'avez pas trouvé le trésor ?
Estomaqué, Mac s'assit devant le mendiant.
- Mais quel trésor ? demanda-t-il, hésitant.
Le mendiant regarda dans les flammes. Ses yeux noirs brillaient comme les yeux d'un loup-garou.
- Il y a bel et bien un trésor de mille pièces d'or, des pièces de huit espagnoles. Ce trésor a été enfoui dès que la goélette a touché la grève.
-Mais, mais... je n'ai rien vu, pourtant, j'ai creusé, balbutia Mac.
Le mendiant tourna la tête vers Mac et poursuivit :
- Ah, je vois que vous ne savez pas... C'est que le capitaine de la goélette a tué son homme d'équipage d'un coup de couteau au moment du naufrage. Il fallait qu'un cadavre guette le trésor qu'il allait enfouir dans le sable.
Mac pensa à la silhouette qu'il avait vu la nuit, à côté de l'épave.
- Lorsqu'on trouve le trésor et qu'on ouvre le coffre, on n'y voit que de la vieille vaisselle. C'est le diable qui, dans la peau du cadavre du marin, fait ses magies et ses sorcelleries, continua le mendiant.
- Mais alors...
- Mais alors, on ne peut mettre la main sur le trésor que si l'on vend son âme au diable et que l'on dévore le cadavre du gardien du trésor, conclut le mendiant.
Le capitaine Mac Fouine était complètement assommé par ce qu'il venait d'entendre. Il partit se verser un gobelet de rhum. En revenant dans la pièce, il vit que le mendiant était sur le pas de la porte, prêt à partir.
- Et j'oubliais de vous dire : chaque fois que le coffre est déterré, il change de place. Adieu !
Le mendiant sortit et ne revint jamais.
Il ne restait plus aucune trace de la Grosse Île. Parfois, Mac se demandait s'il n'avait pas rêvé tout cela.
Un jour, lors d'une marée très basse, on découvrit sur la grève, près de la maison du capitaine, les os blanchis d'une main qui sortait du sable. C'était probablement celle du cadavre du marin qu'on avait enterré pour garder le trésor.
Tiré du livre : "Le Québec en contes et légendes Michel Savage et Germaine Adolphe |