Pour Noël 2009, j’ai pris la décision de ne plus répéter ce qui était pourtant devenu une tradition pour moi, soit celle d’aller porter des sacs de cadeaux à quelques itinérants pris au hasard sur la rue. Avec quel plaisir je les remplissais, ces grands contenants aux couleurs vives, avec du chocolat, du vin, du fromage, des biscottes, un pot de café, des cigarettes et des friandises de toutes sortes. J’y ajoutais même parfois quelques coupons pour MacDonald’s. Puis, le matin de la veille de Noël, je me rendais au centre-ville, le cœur battant, dans le quartier où les sans-abris foisonnent habituellement.
En général, je les repérais facilement, non seulement par leurs vêtements dépenaillés mais surtout à cause de leur démarche, cette façon qu’ils ont de traîner la patte et d’errer tristement à travers la foule de passants affairés d’un magasin à l’autre, les bras remplis de paquets. Les malheureux sans-abris, eux, vagabondent sans se dépêcher sur les trottoirs, le regard vide et sans but, sinon celui de remplir leur vieux baluchon avec les denrées encore utilisables trouvées d’une poubelle à l’autre.
L’an dernier, Dieu sait pourquoi, les sans-abris furent moins nombreux qu’à l’accoutumée sur la rue Sainte-Catherine. Sans doute la pluie diluvienne de la veille et le froid subit du lendemain avaient rendu la chaussée trop glissante et les empêchaient de sortir. J’ai eu beau scruter le quartier à la loupe avec ma voiture, j’eus peine à en dénicher quelques-uns. Petit à petit, je réussis tout de même à faire quatre heureux. À tout le moins, je m’imaginais les rendre heureux à ma manière. Parmi eux, se trouva une femme qui tendait la main aux passants. Je lui remis mon paquet avec un grand sourire.
- Tenez, madame, voici un cadeau pour vous, de la part de la fée des étoiles. Joyeux Noël !
- Un cadeau pour moi ? Oh merci ! je n’en ai jamais reçu de ma vie…
Elle s’était mise à pleurer et, aussi émue qu’elle, j’étais vite repartie en reniflant à la recherche du récipiendaire de mon dernier sac. Je le vis de loin, finalement. Je ne pouvais me tromper : petit et maigrelet, zigzaguant nonchalamment parmi les piétons, les yeux vaguement perdus. L’homme portait une tuque des Andes enfoncée jusqu’aux oreilles et cachait le reste de son visage derrière un affreux foulard jaune entortillé autour de son cou. Je stationnai ma voiture en double, mis mes clignotants et m’empressai de sortir le sac que je lui tendis à bout de bras.
- Bonjour, monsieur. La fée des étoiles a préparé un sac de cadeaux pour vous. Et… Joyeux Noël !
- Vous croyez vraiment que j’en ai besoin ?
C’est à ce moment précis que j’aperçus l’étiquette « Kanuck » brodée sur le revers de son collet. Dieu du ciel ! Je venais de commettre l’erreur du siècle ! Aucun sans-abri de la ville ne pourrait se payer ce genre de manteau très coûteux. Cet homme n’était pas un sans-abri !
- Excusez-moi, monsieur. Si vous ne voulez pas de mon sac, pourriez-vous le remettre à quelqu’un de plus malheureux que vous, s’il vous plaît ?
Si j’avais pu rentrer dans le trottoir, je l’aurais fait ! Prise de panique, je pivotai aussitôt, m’engouffrai dans ma voiture et disparus au coin de la rue en laissant mon bonhomme en plan, sans même lui laisser le temps de me répondre. Ah ! ce que je pouvais me sentir mal ! Je voulais semer la joie et voilà que je venais peut-être d’insulter gravement quelqu’un, ou de le blesser dans son amour-propre, sa fierté, son intégrité. En me basant stupidement sur son allure et sa démarche, j’avais traité un honnête citoyen, sans doute un bon travailleur, comme un va-nu-pieds, un robineux ! Sur le chemin du retour, je lui demandai secrètement pardon, les larmes aux yeux, me jurant de ne plus jamais recommencer cette expérience avec les sans-abris. Trop risqué de commettre à nouveau de telles erreurs…
Depuis cette mauvaise expérience, un an s’est écoulé, et je n’ai toujours pas changé d’idée : finie la chasse aux itinérants ! Cette année, pour Noël, je ferai un don en argent à un organisme qui s’occupe officiellement des pauvres et des démunis. Des vrais ! Non, je ne referai plus de conneries comme l’an passé.
Ce matin, cependant, le facteur m’a laissé un mystérieux paquet enveloppé dans du papier de Noël. Curieuse, je l’ai déballé d’une main fébrile pour découvrir un petit ange de bois peint en rouge, tenant dans ses bras un cœur d’or. Ah ? Étrange… Cette figurine me rappelait quelque chose mais je n’arrivais pas à trouver quoi. Où donc ai-je déjà vu cet ange ? Et qui donc me l’a envoyé ? J’ai décacheté l’enveloppe qui l’accompagnait avec empressement et j’ai parcouru, bouche bée, l’écriture ronde et régulière que je ne connaissais pas.
Chère madame, Vous ne serez pas fâchée, je l’espère, si l’an dernier, lorsque vous m’avez quitté si rapidement sur la rue Sainte-Catherine, je n’ai pu m’empêcher de retenir mentalement le numéro de licence de votre voiture. J’ai réussi, grâce à quelques pot-de-vin, à obtenir le nom de la propriétaire de cette voiture. Je suppose donc qu’il s’agit bien de vous.
Je suis celui que vous avez maladroitement pris pour un sans-abris, en décembre de l’année dernière. Bien sûr, en rentrant chez moi, dans ma belle tour d’ivoire, j’ai lancé rageusement votre sac de cadeaux sur mon divan. La carte que vous y aviez insérée a alors glissé par terre. Elle portait l’image de cet ange et, à l’intérieur, on pouvait lire ce court message que vous-même avez sans doute tracé à la main :
« On n’est jamais seul quand on donne de l’amour. Cet ange veillera sur vous.»
J’ai retourné la carte cent fois entre mes mains. Un ange veillerait sur moi, hein ? Quelle farce ! Ma femme venait de me plaquer pour un autre homme, mes enfants qui vivent en région éloignée ne m’avaient pas invité pour les fêtes, mes employés, trop contents de partir en congé, m’avaient souhaité Joyeux Noël avec une indifférence évidente, et tous mes amis étaient partis. Il ne restait plus personne. Quand vous m’avez rencontré, madame, j’étais l’être le plus seul et le plus malheureux au monde. Je me sentais à ce point désœuvré que, pour un instant, j’avais même songé à aller me pendre. Mais j’ai plutôt erré comme une âme en peine sur la rue Sainte-Catherine avec mon Kanuck, mes bottes de cuir et mes poches bourrées d’argent. Vous avez vu juste : j’étais un véritable itinérant. Un sans-abri de l’âme.
À la maison, au moment où j’ai vidé le contenu de votre sac, j’ai bien compris que cela ferait le bonheur de quelqu’un d’autre, pas le mien. Je pouvais m’offrir mille fois toutes ces ridicules douceurs. Mais votre petite phrase me chicotait :
« Quand on donne de l’amour, on n’est plus seul. »
Je décidai donc de me rendre au gîte Dernier Recours, refuge officiel pour les sans-abris de la ville, lors de journées trop froides. Je m’y rendis à pied, j’avais tout mon temps. Là-bas, je trouverais sûrement un bonhomme plus démuni que moi.
J’en trouvai cent cinquante !!! Pour la plupart, des types sympathiques et sans malice. Des blessés de la vie, quoi. Comme moi, ils avaient manqué le bateau. Pas le même que le mien, mais eux aussi étaient restés seuls au quai. Seuls, mal-aimés, abandonnés, rejetés, sans espoir. Je me mis à jaser avec l’un puis avec l’autre. Ça parlait, ça s’ouvrait le cœur, ça riait fort mais ça pleurait aussi. Jamais je ne me serais imaginé faire de l’écoute dans un tel endroit. Je ne vis pas l’après-midi passer. Quand vint le temps de partir, je remis votre sac de cadeaux au plus misérable d’entre eux. À ma grande surprise, sa première idée a été de partager le contenu avec d’autres. À peine s’il lui est resté une gorgée de vin et une cigarette. Je n’oublierai jamais son regard radieux quand il posa sa main sur mon épaule pour me demander si j’allais revenir au cours de la nuit.
- Viens au réveillon de Noël avec nous. Tu vas voir, c’est toujours formidable. On manque de personnel pour servir le repas chaque année. Tu pourrais donner ton nom à la direction.
Je m’étonnai moi-même en m’inscrivant aussitôt. Le comité des bénévoles pouvait compter sur moi dès le début de la soirée. Revenu à la maison, je n’en revenais pas de mon audace. Moi, au service des sans-abris, oh ! la ! la ! qui l’eut cru ? Soudain, j’aperçus l’ange au cœur d’or de votre carte. Il trônait, immobile, sur mon bureau où je l’avais installé. Chaque fois que je passais devant, j’avais l’impression qu’il me faisait un clin d’œil. Ah ! il m’avait bien manipulé, le coquin !
Mais je n’ai rien regretté. J’ai vécu, l’an dernier, le plus beau Noël de ma vie grâce à vous, chère madame. Et je voudrais sincèrement vous en remercier. Cette nuit-là, sans famille, sans amis, sans alcool, sans argent et sans gâteries, j’ai ri et chanté; les accolades, les poignées de main et même les becs n’ont pas manqué. Que d’amour, que de chaleur humaine ! J’ai compris que le cœur d’or de l’ange y était pour quelque chose.
Cette année, je vais enfin retrouver les miens pour les fêtes et ne pourrai retourner au refuge. Mais soyez assurée, chère madame, qu’à votre exemple, je préparerai moi aussi des sacs de surprises pour les sans-abris et irai les leur distribuer sur la rue Sainte-Catherine, la veille de Noël. Peut-être vous y reverrai-je ?
Je vous envoie cet ange que j’ai sculpté pour vous, en souvenir de notre curieuse rencontre… Méfiez-vous, cependant, cet ange pourrait bien vous mener par le bout du nez ! Je lui ai demandé de vous rendre heureuse.
L’ami de l’ange au cœur d’or.
Bouleversée, j’ai caressé l’ange du bout des doigts. En le déposant dans ma chambre, j’ai eu l’impression que le petit chenapan me faisait un clin d’œil à moi aussi. Qui sait si je n’irai pas au magasin, ces prochains jours, pour me procurer quelques grands sacs de Noël…
Micheline Duff
Noël 2009
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