Le téléphone avait sonné à plusieurs reprises avant que madame Légaré ne délaisse son rouleau à pâte pour saisir le combiné, les mains pleines de farine.

- Allo ? Vous voulez parler à Charles ? Il est dehors, en train de pelleter. Une urgence ? Juste un moment, je vais le chercher.

Il neigeait à plein temps depuis deux jours. On ne voyait pas à trente mètres. Dans ce village perdu du grand Nord, tut semblait baigner dans une blancheur opaque balayée par des vents furieux.

Charles secoua rapidement ses bottes, enleva ses mitaines et s’empara du combiné.

- Vous n’êtes pas sérieuse ! Pas par ce temps-là ! Et puis, c’est la veille de Noël… Bon, d’accord, je prépare la voiture.

Madame Légaré déposa un rapide baiser sur le front de son fils, seul ambulancier de garde en l’absence de son cousin actuellement parti en voyage. Elle savait que pour sauver une vie, il n’hésiterait pas à risquer la sienne.

- Sois prudent, mon grand, et ne t’en fais pas pour moi. Les voisins m’emmèneront à l’église et, si tu n’es pas revenu, je t’attendrai pour le réveillon. Après tout, quatre-vingt kilomètres, ce n’est pas le bout du monde ! Quoique par ce temps…

- Promis, m’man ! T’inquiète pas !

Charles se rendit immédiatement à la petite maison de la rue voisine pour chercher le bébé malade et sa mère. La jeune Anne semblait pâle et défaite. Elle n’habitait la région que depuis quelques semaines, seule avec son petit garçon de dix mois, et elle ne connaissait personne. Pourquoi fallait-il que son bébé tombe malade dans cet endroit désertique et précisément en cette nuit de Noël ? Brûlant de fièvre, l’enfant s’était mis, depuis quelques heures, à respirer difficilement, d’un souffle court et rauque, puis il était tombé en convulsions. Épouvantée, la mère avait appelé l’hôpital de la ville la plus proche. Devant la gravité du cas, le médecin avait demandé à voir le petit absolument.

- Venez en ambulance, madame, de toute urgence.

Charles avait installé et bien attaché le bébé dans l’incubateur de l’ambulance, sous la surveillance de sa mère, puis il avait ouvert la valve de la bonbonne d’oxygène en souhaitant que le pauvre bébé tienne le coup sur le chemin quasi impraticable où ils devaient s’engager. Déjà, on avait annoncé au poste de radio local que les routes et l’aéroport resteraient fermés pendant toute la durée de la tempête. Mais Charles avait une vie à sauver. Il n’avait pas le choix de tenter la traversée de ce désert de neige recouvert d’épinettes chenues et rabougries. Dans cette taïga infinie balayée par le vent, on ne trouvait pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. Personne, absolument personne n’habitait la région entre le village et la grande ville située très loin à l’est. Seul le loup y laissait parfois quelques traces, mêlant ses hurlements à ceux de la bourrasque.

Le jeune homme agrippa le volant, le cou tendu et l’œil rivé vers l’avant. Il eut à peine un regard ou une parole pour la mère de l’enfant, concentrant toute son attention sur la route. Elle aurait pourtant eu besoin de se sentir réconfortée, la pauvre Anne ! Mais elle se contenta de renifler silencieusement en priant tous les saints du ciel de sauver son garçon.

L’accident se produisit à mi-chemin. Charles perdit le contrôle de l’ambulance sur une plaque de glace au sommet d’une colline. La voiture tournoya en spirales puis finit par s’immobiliser, embourbée dans un fossé rempli de neige, tous phares éteints. Le moteur cala et refusa de redémarrer. Même l’appareil téléphonique à bord avait cessé de fonctionner.

Charles n’osait bouger et retenait sa respiration.

- Anne ? Vous n’avez rien j’espère ? Et le bébé ?

- Non, non, tout va bien. J’ai seulement eu très peur. Et vous ?

Charles poussa un juron en secouant la tête.

- Ça va… Merde ! Comment on va sortir d’ici ? Prenez l’enfant et collez-le contre vous pour éviter qu’il gèle, car le froid va nous gagner en quelques minutes. Je vais essayer de nous tirer de cette méchante situation.

Il se retint pour ne pas qualifier la situation de « dramatique » ou de « désespérée », car il était certain de ne rencontrer personne pour les dépanner. Pas une seule maison ne se dressait dans les parages, il le savait. Et la route était fermée. Il s’extirpa de l’ambulance avec difficulté, et commença courageusement à enlever la neige tout autour de la voiture avec sa pelle, souhaitant réussir à remettre le moteur en branle avant qu’il ne soit trop tard. Pendant ce temps, la jeune femme affolée serrait son bébé malade tout cotre elle.

- Ah ! mon petit, mon tout-petit, s’il fallait que tu meures de froid…

Par la fenêtre, elle voyait à peine Charles se débattant contre la rafale. Au fur et à mesure qu’il déblayait, le vent rabattait des paquets de neige sur la voiture. On aurait dit que l’hiver furieux secouait l’ambulance en poussant des grincements de dents. Anne se mit à prier.

- Mon Dieu, protégez-nous ! Parce que c’est Noël, je vous en prie, faites quelque chose ! Je ne veux pas mourir, je ne veux pas que nous périssions tous les trois…

Soudain, à travers le givre de la vitre, elle distingua une vague lueur au loin, comme une lumière diffuse, imprécise, émanant de derrière les arbres. Elle baissa la fenêtre et se mit à crier.

- Charles, Charles, regardez là-bas ! Je vois de la lumière.

- Impossible ! Personne n’habite ici.

- Oui, oui, je suis certaine ! Juste là dans cette direction.

Charles écarquilla les yeux et vit la clarté, lui aussi. Sauvés ! Ils étaient sauvés ! Mais d’où venait donc cette illumination ? De qui pouvait-il bien s’agir ? La ligne de distribution électrique ne passait pas par là, il ne pouvait donc pas s’agir d’une résidence nouvellement bâtie. Quoi alors ? Des indiens ayant fait un feu de camp par une nuit pareille ? Nulle flamme ne pouvait résister à un vent d’une telle intensité. Alors ?

- Ne bougez pas, Anne, je vais voir et je reviens tout de suite.

Elle le regarda s’éloigner, le cœur serré mais plein d’espoir. Fasse le ciel qu’il trouve du secours, sinon ils allaient à coup sûr périr gelés tous les trois. Heureusement, le jeune homme ne mit pas de temps à réapparaître.

- Venez, suivez-moi avec le bébé.

- Dehors avec le bébé ? Par ce vent ?

- Emmitouflez-le bien sous votre manteau. Là où je vais vous mener, il fait bon et chaud.

Il l’aida à sortir de l’ambulance. Elle le suivit en titubant, enfoncée dans la neige jusqu’aux genoux. Ensemble, ils descendirent jusqu’au bas de la colline d’où provenait la lueur. Soudain, Anne s’arrêta, ébahie, n’en croyant pas ses yeux. Au beau milieu de la forêt, comme surgi de nulle part, un magnifique arbre de Noël brillait de mille lumières. Il étincelait comme si toutes les étoiles du ciel s’étaient donné rendez-vous en ce point précis de l’univers. Auprès de l’arbre, il faisait en effet bon et chaud, le vent s’étant miraculeusement calmé. Il ne tombait plus qu’une petite neige fine, brillante et légère.

Anne souffla sur sa manche et se trouva aussitôt entourée d’un nuage de paillettes d’argent.

Ils restèrent là tous les deux, immobiles et stupéfaits. Par quel miracle, par quel prodige un arbre de Noël se dressait-il là ? Ils ne voyaient même pas de traces de pas dans la neige. Et ce bien-être, cette douceur, cette paix…

- Regardez, Charles, mon bébé semble aller mieux. Il respire parfaitement bien à présent. Il est sauvé, je crois.

De bonheur et de soulagement, ils versèrent des larmes de joie, serrés l’un contre l’autre.

- Attendez-moi ici, Anne, je vais retourner à l’ambulance. Peut-être mon téléphone fonctionne-t-il de nouveau ?

Il revint quelques instants plus tard, abasourdi.

- Vous ne croirez pas ce que je vais vous raconter. L’ambulance a été tirée du fossé et remontée sur la route, dans la direction de notre village. Pourtant je n’ai vu nulle trace de charrue. Il s’agit d’un miracle, un véritable miracle, un cadeau du ciel pour Noël !

Ils se remirent à sangloter et à remercier le ciel, bouleversés. Le sapin de Noël continuait de briller de tous ses feux, dans la nuit silencieuse. Ils restèrent sur place pendant de longues minutes, muets d’admiration, puis ils quittèrent l’arbre à regret en se retournant à plusieurs reprises.

Une fois installés dans l’ambulance, ils n’arrivèrent plus à distinguer la lueur, comme si l’arbre s’était éteint tout à coup. Anne pressa son bébé sur son cœur.

Ils retournèrent lentement au village sur la route soudainement recouverte de neige durcie et parfaitement carrossable. Même le ciel paraissait s’être dégagé et rempli d’étoiles. Au fur et à mesure qu’ils approchaient de chez eux, la tempête reprenait toutefois de la vigueur et balayait le chemin de poudrerie. À leur arrivée sur la rue principale, les gens sortaient justement de la petite église au son des cloches joyeuses. On les voyait se souhaiter « Joyeux Noël », secoués par la bourrasque.

Charles se racla la gorge en se tournant vers Anne.

- Si vous êtes seule, cette nuit, aimeriez-vous venir réveillonner avec ma mère et moi ? On couchera le bébé dans mon lit. Les tourtières de maman sont les meilleures de tout le canton, je vous le garantis ! Et les beignes, je les ai faits moi-même avec elle !

La jeune femme répondit d’un sourire éclatant, en battant des paupières. Sans s’être consultés, ni l’un ni l’autre ne parlèrent du phénomène étrange qui s’était produit dans la forêt, préférant garder jalousement leur secret au fond de leur cœur. Qui, d’ailleurs, les aurait crus ?

Ainsi débuta leur merveilleuse histoire d’amour…
 

 

 

Source : Micheline Duff
Contes de Noël pour les grands au cœur d’enfant

J'ai reçu l'aimable autorisation de Madame Duff de publier ses contes

 

 

 

 

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