Depuis plusieurs semaines, l'hiver
recouvrait le Morvan de son manteau
blanc. Le froid était vif, les
renards ne quittaient plus leurs
terriers, des traces dans la neige
trahissaient leur passage à la
recherche de quelques lapins égarés.
Parfois, le vol sombre d'une buse se
dessinait dans le ciel. L'Anguison
était gelé, on ne l'entendait plus
couler, en bas dans la vallée. La
nature s'était endormie et dans le
village, les paysans restaient
blottis dans leurs chaumières. Ils
avaient coupé du bois qui avait
séché tout l'été, mais avec ce froid
et le bon feu qui crépitait dans la
cheminée, les réserves commençaient
à s'épuiser.
Pourtant Monsieur le comte les avait
autorisés à augmenter les coupes sur
son domaine. On l'aimait bien, ici,
Monsieur le comte. Pas fier pour un
sou, surtout depuis ses malheurs,
toujours à demander des nouvelles
des uns et des autres et si la vie
n'était pas trop dure. Il habitait
le château un peu en dehors du
village. Oh ! Pas un château de
conte de fée, plutôt une grande
maison qui, aujourd'hui, lui
paraissait encore trop grande. Le
feu allumé dans la cheminée ne
suffisait pas à chauffer le vaste
salon où Monsieur le comte
somnolait. Il passait la plus grande
partie de son temps dans cette
grande pièce où il avait tant et
tant de souvenirs.
Demain, ce serait Noël et il
songeait que la brave Germaine et
son Julien préparaient le bon repas
qu'ils savoureraient ce soir, après
la messe de minuit. Il n'y avait
plus que lui et les deux domestiques
dans le château. Ses deux fils,
Lucien et Marcel, étaient partis. Il
n'avait plus aucune nouvelle, une
brouille pour une histoire
d'héritage... Il ne se rappelait
plus très bien... Si... c'était
après la mort de sa douce Marie,
emportée brusquement dans sa
soixante-troisième année, il ne s'en
était jamais remis. Il se sentait
bien seul, tellement seul.
Un aboiement le sortit de sa
torpeur. C'était Flambard, son
fidèle chien, qui sautait dans la
neige et qui aurait tant voulu se
dégourdir les pattes dans la
campagne. Le ciel était clair, au
loin quelques nuages montaient de
Corbigny. Monsieur le comte se dit
que ça lui ferait le plus grand bien
d'aller faire un tour dans les bois
avant la tombée de la nuit.
Il chaussa ses bottes, passa son
manteau et son écharpe, enfonça son
grand chapeau noir jusqu'à ses
oreilles, enfila ses gants de laine,
attrapa la laisse de Flambard et
sortit. Le chien était tout joyeux
et il eut le plus grand mal à
l'attacher.
Ils suivaient le chemin en direction
de la rivière. Monsieur le comte
retenait difficilement Flambard qui
aboyait de joie en sautant de gauche
à droite. Tout à coup, le chien
aperçu un point noir dans la neige.
C'était Félix, son ennemi intime. Le
chat ne manquait jamais une occasion
de venir le narguer. Et là, ses
bonds dans la neige mettaient
Flambard hors de lui. Il tira si
fort qu'il arracha la laisse des
mains de son maître et se précipita
à la poursuite de cet effronté.
Monsieur le comte avait beau
appeler, ordonner, jurer, rien n'y
faisait, Flambard courrait toujours.
Finalement, il disparut dans le bois
à la poursuite de ce maudit chat.
Monsieur le comte suivait tant bien
que mal les traces de son chien,
mais elles zigzaguaient de part et
d'autre du chemin et il eut vite
fait de les perdre.
Cela faisait maintenant près de deux
heures que Flambard s'était enfui.
La nuit commençait à tomber, les
nuages étaient plus épais et
quelques flocons voltigeaient à
présent dans le ciel devenu gris
sombre. Il est temps de rentrer,
pensa Monsieur le comte, Flambard
retrouvera bien son chemin tout
seul. Mais avec tous les détours
qu'il avait faits et la neige qui
tombait alors à gros flocons,
Monsieur le comte s'était perdu. Il
se trouvait à présent dans un bois
au flanc d'une colline qu'il
n'arrivait pas à identifier. Il se
dit stupidement (il s'en rendit
compte plus tard) qu'en montant
jusqu'au sommet il pourrait, sans
doute, apercevoir le clocher de
Gâcogne et ainsi retrouver son
chemin.
Lorsqu'il arriva en haut, il faisait
presque nuit et il ne voyait, tout
au plus, qu'à une dizaine de pas
devant lui. Sur sa gauche, il crût
apercevoir une maison, il approcha.
Ce n'était, en réalité, qu'une
cabane de braconnier : quelques
pierres recouvertes d'un toit de
chaume en mauvais état. Il entra. Un
peu rassuré, il décida d'y passer la
nuit, demain, il verrait bien. À
tâtons, dans un coin, il trouva une
vieille couverture trouée sentant
l'humidité posée sur un lit d'une
propreté douteuse. Il se coucha
après s'être enroulé dans la
couverture et s'endormit rapidement
d'un sommeil lourd peuplé de
cauchemars.
Il commençait à se réchauffer et se
sentait mieux. Dans un demi-sommeil
il percevait des bruits de vaisselle
et une bonne odeur de cuisine. Il
entrouvrit les yeux : il y avait de
la lumière, un bon feu, une table
dressée. Il croyait rêver... mais
non, c'était bien vrai. Il se
rappela alors que c'était le soir de
Noël. Une femme était là, son enfant
l'aidait. Elle était très belle, et
dans la lueur des flammes son visage
semblait illuminé. Elle était vêtue
comme une de ces paysannes : un
grand châle recouvrait ses épaules,
on entendait le bruit de ses sabots
sur le sol, elle portait sur la tête
un bonnet de coton d'un blanc
immaculé. L'enfant était blond et
bouclé. Il lui fait penser au Jésus
de la crèche qu'il avait offerte à
la paroisse à Noël dernier.
Dans un demi-sommeil, il percevait
des bruits de vaisselle et une bonne
odeur. D'un geste, la femme l'invita
à prendre place à la table. Il
n'avait jamais vu un tel repas.
Toutes sortes de charcuteries
étaient disposées sur des plats en
argent. Des viandes savoureuses
l'attendaient et même des truffes au
lard, son plat préféré ! Un peu plus
loin des tartes, des gâteaux et les
fruits... une coupe pleine de
cerises écarlates... oui des
cerises, à cette saison ! De quoi
nourrir tout le village ! Il n'en
croyait pas ses yeux ! Il ne se fit
pas prier et se servit largement.
La mère et l'enfant le regardaient
en silence. Il coupa une belle
tranche de pain et la porta à sa
bouche. Avant qu'il n'ait eu le
temps de comprendre, l'enfant saisit
le morceau et le mangea. Monsieur le
comte était scandalisé... mais il ne
dit rien. Il saisit un morceau de
viande, mais quand il l'eut coupé,
ce fut la femme qui le prit et le
mangea. Il essaya encore avec les
légumes, les fruits, mais rien à
faire, l'un des deux était toujours
plus rapide. Il avait pourtant si
faim et il ne pouvait rien manger !
Il aurait donné très cher pour
partager le maigre repas de ses
paysans, même si ce soir la soupe
n'était, sans doute, pas beaucoup
plus épaisse que d'habitude. La
femme et son enfant le regardaient
avec une grande douceur et il sentit
ses yeux se remplir de larmes. Il se
leva, retourna se coucher et
s'endormit à nouveau.
Beaucoup plus tard, il crût entendre
le hurlement d'un loup au loin et il
eut peur. Il ouvrit les yeux
brusquement pour s'assurer que la
porte de la cabane était bien
fermée. Le jour était levé. Un rayon
de soleil radieux traversait la
fenêtre crasseuse. Il put alors
observer la pièce : une cheminée
avec quelques cendres, une table
bancale, un vieux banc, une chaise
cassée, un peu de vaisselle sale et
ébréchée. Aucune trace du festin de
la veille.
Les hurlements se rapprochaient. Il
reconnut le jappement joyeux de
Flambard. Il ouvrit la porte, le
chien se précipita sur son maître
pour lui montrer sa joie. Il n'avait
plus qu'à suivre ses traces dans la
neige pour rentrer au château.
Chemin faisant, il réalisa qu'il
avait rêvé. S'approchant du château,
il croisa quelques paysans. Ils le
saluaient avec respect. Il répondait
à leur salut, mais il les regardait
différemment, comme s'il les voyait
pour la première fois. Il avait
tellement faim, il pensait à ce
magnifique repas, mais chez lui,
c'est un vrai repas qui était prêt.
Germaine et Julien l'attendaient
inquiets. Quand il vit tout ce qui
était préparé pour lui, il eut peur
que son rêve ne se réalise et il
pensa à tous ces pauvres paysans
qu'il aimait tant et qui n'avaient
eu que leur soupe pour fêter Noël.
Il demanda alors à Germaine de
préparer quelques poulets de plus et
de vider le saloir. Il envoya Julien
demander à toutes les familles du
village de venir les rejoindre pour
le souper. Lui qui n'avait jamais
aidé aux travaux de la maison dressa
la table dans la grande salle,
alluma le feu, alla chercher
quelques bonnes bouteilles au
cellier. Le banquet fut magnifique,
jamais les villageois n'avaient fait
une telle fête. Les enfants jouaient
et riaient dans la salle d'habitude
si triste. Il leur assura que, tant
qu'il serait là, ils passeraient
tous leurs Noëls au château.
Monsieur le comte n'avait jamais été
aussi heureux depuis la mort de sa
douce Marie. Le lendemain, il
retourna au sommet de la colline, il
voulait revoir la cabane. Il décida
d'entreprendre des travaux pour la
consolider et d'édifier un clocher
pour en faire une chapelle, oh! une
minuscule chapelle mais qui se
verrait de très loin. En souvenir de
son épouse Marie et de la belle
dame, il l'appela Notre Dame du
Morvan. À cause du repas, les
villageois nommèrent la colline :
"Le Banquet".
Certains vous diront que ce n'est
qu'une légende. Ne les croyez pas !
Récemment restaurée, la chapelle
Notre Dame du Morvan se dresse
toujours au sommet du "Banquet".
N'hésitez pas à y monter quand vous
traverserez le Morvan, vous y
trouverez le calme et la sérénité,
c'est peut-être cela le vrai miracle
du "Banquet". |