Cet après-midi là, au début du congé
de Noël, j’avais décidé d’amener mes
quatre enfants patiner au lac des
castors sur le Mont Royal, tel que
promis. Il faisait un soleil radieux
mais le froid restait vif. Les trois
plus âgés, pouvant tenir sur leurs
patins, ne se gèleraient pas les
mains et les pieds, mais la plus
petite, elle, immobile dans son
traîneau, risquait d’attraper une
engelure. J’apportai donc un surplus
de couvertures pour bien
l’emmitoufler.
Au bout d’une demi-heure, après
avoir attaché les patins de l’une,
ajusté le foulard de l’autre, trouvé
la mitaine perdue du fiston,
installé le bébé confortablement,
nous fîmes enfin notre apparition
sur la surface gelée de l’étang. Il
n’y avait pas foule, en ce premier
jour des vacances, à peine une
quinzaine d’enfants qui glissaient
sur les pentes pu s’amusaient sur
les rives du petit lac.
Bien sûr, au bout de dix minutes,
l’aînée avait poussé sa sœur un peu
trop fort et celle-ci s’était étalée
de tout son long sur la glace en
hurlant. J’accourus pour l’aider à
se relever tout en soutenant mon
fils de trois ans gardant
difficilement son équilibre sur ses
patins. En même temps, je devais
tirer le traîneau chargé de la
petite dernière tellement bien
enveloppée dans ses couvertures
qu’on pouvait se demander si elle ne
mourrait pas étouffée ! Mais je me
rassurai, je l’entendais brailler à
fendre l’âme. « Allons ! Dors ma
toute petite. Tu vas faire une belle
promenade avec maman sur la
patinoire. Dodo, l’enfant do… » Je
n’avais pas aussitôt lâché la main
de petit pour aider la deuxième à se
remettre sur pied que la plus âgée
tomba à son tour. Grands dieux !
Dans quelle galère m’étais-je
embarquée ? Ouf !
- Voulez-vous que je vous aide,
madame ?
Je relevai la tête et aperçus un
jeune garçon d’une douzaine
d’années, une tuque de laine rouge
enfoncée jusqu’aux yeux. Je pouvais
à peine deviner la mine souriante de
son visage caché derrière son col
monté jusqu’aux oreilles.
- Je m’appelle Julien. Je pourrais
promener votre bébé autour du lac,
si vous me donner la permission.
Comme ça, vous pourrez patiner
tranquillement avec vos autres
enfants.
- Comme c’est gentil ! Tu n’as pas
de patins ? Es-tu venu ici tout seul
?
- Non, non, je suis venu avec des
moniteurs de mon foyer d’accueil.
L’autobus est là, dans le
stationnement. Mais je préférerais
m’occuper de vos enfants plutôt que
d’aller glisser avec les autres
pensionnaires du centre.
- Pourquoi donc ?
- Bof… ils ne sont pas toujours
gentils. Des petits enfants, c’est
plus joyeux ! J’aime ça, moi les
petits enfants !
- Bon, tu peux tirer le traîneau du
bébé, si tu veux. Mais te t’éloigne
pas, j’aimerais te garder à vue.
- Ne vous inquiétez pas, madame, je
vais rester ici, tous près.
Après m’avoir gratifié d’un
merveilleux sourire, Julien se mit à
longer le bord du lac en chantant
une chanson pour endormir la petite.
Je poussai un soupir de soulagement
et pus enfin m’occuper des trois
autres. Qui était donc cet ange
secourable que le ciel m’envoyait
soudain ? Quelques instants plus
tard, je relevai la tête et le vis,
accroupi, tentant d’attirer un
écureuil avec des friandises
trouvées au fond de sa poche. Mon
bébé, nullement endormi, riait aux
éclats. Julien se tourna vers moi et
me fit un salut de la main.
Vers le milieu de l’après-midi,
j’invitai le garçon à entrer avec
nous dans le restaurant près de la
patinoire pour déguster un lait
chaud au chocolat.
- Tu l’as mérité mon grand ! Dis
donc, j’aimerais bien que tu me
parles de toi. Qui es-tu, d’où
viens-tu ? As-tu une famille ?
- Je ne sais plus si j’en ai une,
une famille ! Mes parents ne
s’occupaient pas suffisamment de
moi, d’après le travailleur social.
Alors, j’habite un foyer d’accueil
depuis bientôt six mois, en
attendant je ne sais trop quoi…
- Et… tu y es heureux ?
- Pas tellement ! Un jour, quand je
serai plus grand, je vais sortir de
là et je deviendrai un éleveur de
chevaux. C’est mon plus grand rêve,
j’adore les chevaux !
Julien devint soudain songeur. Quel
garçon sympathique ! La profondeur
de son regard me déroutait quelque
peu. Les enfants semblaient s’y
attacher déjà et ne le lâchaient pas
d’une semelle.
Soudain, à travers les fenêtres du
restaurant, je remarquai, entre le
lac et le stationnement, des chevaux
attelés à des traîneaux, tout prêts
à partir au son des grelots en
promenade sur les sentiers enneigés
de la montagne. D’épaisses
couvertures de fourrure recouvraient
les banquettes, et les bêtes
trépignaient d’impatience. Il ne
manquait plus que des passagers. Il
me vint une idée.
- Dis donc, Julien, tu vois là-bas,
le gros monsieur enveloppé dans son
« capot de chat » ? Va lui demander
combien coûterait une balade dans
son buggy pour une mère et ses cinq
enfants.
- Cinq ? Mais vous n’avez que quatre
enfants, madame !
- Disons que pour l’instant, je
t’adopte. Fais ce que je te dis. Si
le prix est raisonnable, je
t’invite. Ce sera mon cadeau de
Noël.
Julien ne se le fit pas dire deux
fois. Il prit ses jambes à son cou
jusqu’au cocher. Je le vis discuter
quelques instants puis revenir en
courant.
- J’ai marchandé un peu avec lui. Il
nous fait un prix spécial.
Le prix me convenait.
- Parfait ! Allons-y !
Les enfants, tellement excités,
n’arrivaient pas à enfiler leurs
vêtements correctement, et
j’appréciai une fois de plus l’aide
de Julien, fou de joie. Finalement,
tout le monde se trouva prêt. Hélas,
juste comme nous nous acheminons
vers les traîneaux, on entendit
retentir un coup de sifflet
strident. Un inconnu s’approcha de
nous et me toisa d’un air
suspicieux.
- Julien, où étais-tu ? On te
cherchait partout ! C’est le temps
de retourner au centre d’accueil,
mon ami. Tu nous as fait prendre du
retard.
- Oh ! non !... Ne me dites pas que
c’est l’heure de partir. Juste au
moment où j’allais faire un tour de
buggy, le rêve de ma vie…
- Désolé. Allez ouste ! Dépêche-toi,
tous les autres sont déjà montés
dans l’autobus.
Le jeune garçon me lança un regard
désespéré. À peine ai-je eu le temps
de le remercier pour sa gentillesse
qu’il avait déjà disparu au tournait
du chemin.
- Maman, est-ce qu’on va le voir
encore, Julien ?
- Euh… je ne crois pas, ma chérie.
- Moi, ça ne me tente plus d’aller «
faire un tour de cheval ». C’est
avec lui que je voulais y aller.
- Moi, je voulais que Julien
conduise le cheval. Il va revenir,
hein maman, notre nouvel ami ?
C’est au moment précis où l’autobus
quittait le stationnement que je
réalisai ne pas connaître le nom de
Julien au complet, ni l’endroit où
il habitait. J’aurais pu au moins le
lui demander avant son départ. Comme
j’avais été stupide ! Je poussai un
soupir de dépit. « Adieu, petit
garçon inconnu, adieu, bel ange. Que
Dieu te garde ! »
Deux jours plus tard, veille de
Noël, nous étions invités à
réveillonner chez ma belle-sœur. Son
grand fils nous présenta fièrement
la nouvelle flamme de son cœur.
- Je vous présente Anne-Marie, elle
travaille dans un centre d’accueil
pour les jeunes en difficulté.
Mon coeur bondit. Un centre
d’accueil ! Tout à coup le hasard,
ou un miracle… ? Je m’empressai de
raconter à la fameuse Anne-Marie
notre rencontre avec Julien. Elle se
montra intéressée et me fit une
suggestion.
- Un centre d’accueil qui a loué un
autobus, jeudi dernier, pour emmener
des enfants au lac des Castors, ça
se trouve facilement. Évidemment, on
risque de découvrir plusieurs Julien
dans le groupe. Mais un seul vous
reconnaîtra. Il suffira d’interroger
les enfants. Laissez-moi faire ma
petite enquête, j’ai beaucoup d’amis
qui travaillent dans les centres
d’accueil. Je vous appelle demain, à
la première heure.
- Même si c’est le matin de Noël ?
- Un centre d’accueil, c’et comme un
hôpital, ça reste ouvert tous les
jours de l’année !
Tel que promis, Anne-Marie m’appela
tôt le lendemain matin. Elle avait
repéré le lieu où habitait Julien.
On ne m’accorda pas la permission de
l’inviter chez nous. Pas ce jour-là,
du moins. Pas le jour de Noël. Mais
c’était bien lui, c’était notre
Julien.
- Pas
maintenant, m’a répondu le directeur
du centre. On ne peut pas laisser
partir les enfants comme ça, avec de
parfaits inconnus. On doit d’abord
faire une enquête, rencontrer un
travailleur social, obtenir la
permission des parents ou des
tuteurs de l’enfant, remplir un tas
de paperasses et de formalités. Mais
puisque c’est Noël, je vous accorde
un droit de visite pour cet
après-midi.
Lorsque toute la famille se pointa
dans la porte de la grande salle,
Julien se trouvait assis sur le
rebord d’une fenêtre, le nez collé
contre la vitre. On aurait dit qu’il
attendait quelqu’un, peut-être sa
mère qu’il n’avait pas vue depuis
des mois, ou son père, encore une
fois retourné en prison, selon les
dires du directeur. Qui sait, un
oncle, une tante, quelqu’un se
souviendrait peut-être de lui, même
si, au fond, il savait bien que
personne ne viendrait.
Je n’oublierai jamais son regard
embrouillé de larmes lorsqu’il se
tourna vers nous. Muet de surprise,
il accourut dans notre direction et
ce fut l’explosion de joie. Les
enfants sautaient de bonheur et lui
tendaient des cartes qu’ils avaient
dessinées pour lui, le matin même.
Pour ma part, je lui offris des
chocolats et un petit cheval de
bois, décoration décrochée dans
notre arbre de Noël.
- Tiens, mon Julien, garde ce petit
cheval de bois. Il te rappellera
qu’avant longtemps, nous allons la
reprendre, un de ces jour, cette
promenade manquée en buggy sur le
mont Royal. Je te le promets, main
sur mon cœur ! Celle-là et bien
d’autres… Et tu pourras t’asseoir
aux côtés du cocher.
Je me rappelle encore l’éclat des
petites lumières qui s’allumèrent
dans ses yeux. Il se pencha sur les
enfants pour les embrasser. Dire que
j’avais passé des heures dans les
centres commerciaux à la recherche
de cadeaux appropriés pour mes
enfants… Je ne me doutais pas que je
leur offrirais le plus prodigieux
des présents : l’amitié d’un
merveilleux garçon.
Note
de l’auteure
La
première partie de ce conte s’est
réellement produite mais, en
réalité, je n’ai jamais réussi à
retrouver le Julien en question, en
dépit de mes recherches. |