Cette année-là, un grand phénomène se produisit sur la planète terre. Pour une raison inexplicable, Internet cessa complètement de fonctionner partout dans le monde entier, entre le 23 et le 26 décembre. La panique fut totale. Tous s’arrachaient les cheveux, les entreprises productrices d’électronique ne savaient plus où donner de la tête : les pages Web disparurent, Vidéotron devint Nulléotron, Google se convertit en Noodle, Apple se métamorphosa mystérieusement en Uncap-Apple, Bell en Bébelle, Microsoft en Microrough, Tellus en Tellnot, Wi-fi en No-fi, et bien d’autres.
Les édifices de la Bourse cessèrent alors complètement leurs activités, les maisons d’affaires, les magasins, les restaurants, les aéroports, les ambassades et même les partis politiques, tous fermèrent leurs portes en l’espace de quelques heures. Les producteurs de logiciel comme Word devinrent Nerd, Power Point fut réduit en Power Faint, Outlook changea pour Withoutlook et Ubisoft se métamorphosa en Oublisoft. Certains réseaux de communication se transformèrent en Notmail.com, Minéotron.ca, Xmail.com, sans parler de tous les autres qui devinrent impuissants et silencieux. Même les automobilistes, habituellement dirigés par GPS, perdirent subitement leur chemin et ne parlèrent plus que de la TPS.
Les habitants de la terre durent fermer leurs ordinateurs, leurs cellulaires et leurs tablettes intelligentes. Finis les I-Pads, I-Pods, I-Phones. Seuls demeurèrent les anciens téléphones à cadran, la radio diffusant de la musique imprimée sur des disques de vinyle et la télévision qui n’offrait plus que des nouvelles locales sans statistiques ni entrevues internationales.
D’abord déroutés, les humains ne mirent pas trop de temps à réagir. Ces problèmes-là, ils y verraient plus tard. Après tout, Noël arrivait dans deux jours, ils se sentaient en vacances, pourquoi ne pas en profiter ? Incapables de s’évader sur leur multitude de jeux électroniques, ni de communiquer entre eux du bout des doigts sur leurs tablettes, encore moins par Sky ou Figurebook, ils recommencèrent à se parler directement, trouvant agréable de jaser en se regardant dans les yeux et curieux de lire les réactions de l’autre sur son visage. Souvent, on les entendait éclater de rire ensemble. Dans le métro ou même en attendant le début des spectacles, dans les salles d’attente ou à l’urgence des cliniques, ils se mirent à échanger entre eux et à se souhaiter de Joyeuses Fêtes, parfois sans même se connaître. Les amoureux et les copains se téléphonèrent plusieurs fois durant la journée, les cousins et les amis éloignés échangèrent des nouvelles dans de longues lettres qu’ils allaient porter dans les boîtes postales débordantes, même s’ils savaient qu’elles mettraient quelques jours à se rendre.
Puis Noël arriva.
Déroutées, les mères durent sortir les vieux livres de recettes, ce qui permit de déguster des plats de la grand-mère savourés jadis. Jamais les maisons n’avaient résonné d’autant d’éclats de voix, de fous rire et de débordements de joie. On se rappela de vieux souvenirs, certains jouèrent aux cartes, d’autres écoutèrent des disques sortis du stéréo de grand-papa, d’autres encore s’installèrent au piano ou chantèrent en chœur des airs de Noël.
Évidemment, les enfants furent plus bruyants qu’à l’accoutumée, incapables d’utiliser les tablettes et jouets électroniques apportés par le père Noël. Ils ornèrent alors les murs de la maison de dessins, s’inventèrent des jeux de ballon ou de cache-cache, les plus vieux amenèrent les plus jeunes jouer dehors avec les traîneaux et les patins, il y eut même un nombre record de bonhommes neige souriant sur le devant des maisons, cette année-là. Bref, la fête fut plus joyeuse que jamais.
Étrangement, dès le lendemain de Noël, l’Internet revint automatiquement sur la terre. Par miracle, tout se reconnecta en l’espace de quelques minutes, et les milliards d’ordinateurs se remirent à fonctionner. Qui donc avait posé le geste malicieux de tout interrompre et de tout remettre en marche ? Les enquêteurs du monde entier se mirent à la recherche du coupable. Ils ne trouvèrent personne.
Le mystère demeura entier jusqu’à ce que, un mois plus tard, le père Noël fut convoqué à la commission d’enquête Charbond’eau du Québec. Le vieux bonhomme se présenta fièrement, très élégant dans son costume rouge dernier cri, barbe et perruque joliment peignées. La juge le reçut avec son sourire habituel, malgré un regard légèrement soupçonneux derrière ses lunettes géantes.
― Monsieur le père Noël, jurez-vous de dire la Vérité, toute la Vérité ?
― Euh… oui, oui, je le jure.
― Vous n’êtes pas sans savoir, père Noël, qu’Internet a été coupé sur la terre durant la période de Noël. Avez-vous une idée de la personne qui aurait tiré sur la manette ?
― Eh bien… pas tout à fait. J’espère seulement que ça ne se reproduira pas l’an prochain.
― Ah bon. Pour quelle raison ?
― Parce que s’il fallait que ça manque de nouveau… Mais non, ça n’arrivera pas, il me l’a promis…
― Qui vous a promis quoi, père Noël ?
― Euh… C’est-à-dire que... Un de mes amis a…
― Un ami ? Quel ami ?
― Hum ! je ne me rappelle plus.
― Allons, père Noël, un petit effort !
― C’est fou, j’ai tout à coup un blanc de mémoire. À mon âge, vous savez…
― Êtes-vous bien certain de ne pas vous rappeler ? Permettez-moi d’insister.
― Eh bien… Dieu le Père et moi, on s’offre de temps à autre un petit verre de Châteauneuf-du-Pape, ce fameux vin. Vous le connaissez ?
― Dieu le Père ! Comment cela ? Expliquez-vous, je vous prie.
― Un soir de l’automne dernier, je lui ai rendu visite au paradis, et lui et moi avons discuté de l’humanité. Il m’a confié son intention de couper tous les réseaux Internet de la planète durant trois jours, histoire de faire revivre aux hommes un Noël comme autrefois. Un retour en arrière, quoi ! Je suppose que c’est lui qui… euh… la…….
fameuse manette… Les pauvres humains sont en train de se déshumaniser avec les nouvelles technologies, vous comprenez. Entre vous et moi, je crois que ça a réussi. Elle est bien bonne ! Ho! Ho! Ho!
― Père Noël, je vous remercie, vous pouvez disposer.
Le visage aussi rouge que son habit, le père Noël quitta la Commission non sans avoir salué la juge d’un air piteux, mais soulagé de s’en tirer aussi bien. Silencieusement, il souhaita que son ami de l’Au-delà, malgré cette trahison, tienne sa promesse de lui envoyer une enveloppe brune contenant le nécessaire pour pouvoir échanger, l’an prochain, son traîneau usé et ses vieux rennes contre un vaisseau spatial dirigé par Internet.
Joyeux Noël !
Joyeux Noël !
Micheline Duff (2014)
www. michelineduff. com