Saint
Pierre le reconnut dès qu'ils le vit
secouer hardiment ses bottes à la
porte du paradis. Il ne pouvait se
tromper : barbe blanche, velours
rouge, tuque enfoncée jusqu'aux
oreilles.
-
Bonjour, Père Noël ! Quelle surprise
! On ne vous attendait pas ici
aujourd'hui ! Personne ne nous avait
pas avisés de votre venue. Quel bon
vent vous amène ?
- Quel
bon vent, quel bon vent ... Je
dirais plutôt quel mauvais temps !
Dieu le Père est-il occupé ?
J'aimerais bien le voir.
-
C'est que vous n'avez pas fixé de
rendez-vous. Il pourrait peut-être
vous rencontrer entre deux futurs
élus. Mais ces gens ne se montrent
guère patients et ça risque d'être
long. Il s'agit de quelque chose de
grave ?
- Oui,
et c'est urgent.
-
Alors suivez-moi, je vais vous faire
passer par les Soins aux Soins
Intensifs.
Saint
Pierre longea alors un long corridor
à ciel ouvert qui débouchait sur une
porte d'or. Il appuya un doigt poilu
sur un bouton et un archange vêtu de
blanc vint ouvrir, s'inclina devant
Saint Pierre et pria le père Noël
d'attendre quelques instants sur un
long banc rembourré et recouvert de
velours.
Quelques minutes plus tard,
l'archange revint pour aider le
vieillard à franchir les cent
cinquante marches qui menaient au
trône. En apercevant le père Noël,
Dieu le Père se leva pour venir
l'accueillir avec une solide poignée
de main.
-
Salut mon cher ! Comment allez-vous
? Pas trop essoufflée, j'espère ?
-
Bien... un ascenseur serait une
bonne idée, Seigneur, si je peux me
permettre.
-
Hélas, nous n'avons pas
l'électricité au paradis. Nous
organisons chaque année un
référendum pour faire voter les Élus
sur l'installation d'éoliennes sur
leurs nuages. Chaque fois, la
réponse se révèle négative par une
marge de 2 ou 3%. Nous vivons donc
encore à l'échelle du soleil et des
galaxies, mais personne ne s'en
plaint. Les anges ont leurs ailes
pour se déplacer, et les saint des
auréoles pour s'éclairer. Que
demander de mieux ? L'enfer en bas
et le purgatoire juste à côté
s'occupent de nous tenir au chaud.
Mais, mon cher ami, que me vaut
l'honneur de votre visite ? Vous me
semblez quelque peu déprimé...
- En
effet, je viens vous parler d'un
problème qui devient de plus en plus
grave au fur et à mesure que les
années passent. Les enfants me
demandent maintenant des jouets d'un
coût astronomique et que je n'arrive
plus à identifier : Mp3, iPod, iPad,
iPhone, Wii, Wifi, DS, Blue Ray,
Blue Tooth, x-Box, Black Berry et
j'en passe ! Pas besoin de vous dire
que je regrette l'époque de la
poupée qui ferme les yeux quand on
la couche et du train électrique qui
tourne en rond ! Et il y a ure chose
aussi : mes lutins veulent se
syndiquer depuis que j'ai parlé
d'embaucher des lutins chinois. Et,
comble de malheur, il fait de plus
en plus chaud au Pôle Nord à cause
du réchauffement de la terre et je
ne suis plus capable d'endurer mon
habit. J'aimerais bien recevoir vos
conseils, cher Dieu le Père, à tout
le moins un encouragement de votre
part.
- Vous
tombez mal, mon pauvre père Noël,
car je suis découragé moi aussi à ce
sujet. L'humanité est en train
d'oublier complètement la véritable
raison de la fête de Noël. Les
enfants ne reconnaissent même plus
la crèche, les églises sont à
vendre, on retourne le vin de messe
au paradis à pleines caisses. Au
fait, en prendriez-vous un petit
verre ? J'en ai reçu hier, qui n'est
pas piqué des vers.
Les
deux vieillards, tout en se
caressant la barbe, trinquèrent aux
Chrétiens du monde entier, puis aux
enfants trop gâtés, puis à tous les
travailleurs de la terre devenus des
consommateurs invétérés, puis aux
chercheurs scientifiques qui veulent
changer le monde en inventant des «
bébelles » compliqués. Puis ils
levèrent leurs verres aux lutins,
aux écolos, aux anges et aux saints,
sans oublier les prophètes et même
les Chinois ! Le bon vin coulant à
flot, ils en vinrent à se tutoyer,
et même à se prendre par les épaules
pour se consoler mutuellement.
- Tu
comprends, mon vieux, s'écria Dieu
le Père en reniflant, je n'ai pas
envie d'accabler l'humanité d'une
épidémie de grippe H1Z1, très grave
cette fois-ci, pas plus que d'une
crise économique, et surtout pas
d'une guerre mondiale, pour ramener
les hommes à l'essentiel. Parce que,
vois-tu, la plupart du temps quand
ça va mal, il se remettent à la
pratique de la religion et à
implorer tous les saints et même à
fêter Noël pour la vraie raison.
Mais je n'aime pas voir souffrir les
hommes et les entendre se lamenter.
Alors, je les endure tels qu'ils
sont maintenant, silencieux et
laïques...
- Moi
non plus, répondit le père Noël, je
n'aime pas les voir souffrir. Et,
malgré tout le respect que je te
dois, mon cher Dieu le Père, ma
situation semble plus difficile que
la tienne. Toi, tu peux envoyer aux
humains des petites gâteries, du
temps ensoleillé en été, pas trop de
neige certains hivers... Mais moi,
je n'ai que Noël pour les choyer et
les détendre un peu. Heureusement,
la fête s'étend de plus en plus
longtemps puisque certains magasins
sortent leurs marchandises dès le
début d'octobre et que les ventes
d'après Noël s'étirent jusqu'en
février.
-
Ouais... Qu'allons-nous faire pour
améliorer la situation, mon vieux ?
Tiens, j'ai une idée ! Consultons
mon Fils, il a toujours de bonne
idées, lui !
Dieu
le Père donna deux grands coups et
un petit coup de bâton sur le
parquet de marbre entourant son
trône. Aussitôt Jésus-Christ se
pointa, très élégant dans son
manteau écarlate dernièrement
renouvelé par un grand dessinateur
de mode mort subitement cette année.
-
Salut, Saint Nicolas, oups... père
Noël ? Comment allez-vous ?
Les
deux barbus expliquèrent à qui mieux
mieux leur désenchantement au sujet
de la fête de Noël. Le Fils ne parut
pas vraiment impressionné. Il
s'installa sur l'avant-dernière
marche qui menait au trône et se mit
à parler de la même manière qu'il
devait prêcher dans le désert, deux
mille ans auparavant, bras ouverts
et le regard plongé dans celui de
ses interlocuteurs.
- Vous
avez vu juste tous es deux : les
hommes sont en train d'oublier ma
naissance, soit la raison pour
laquelle ils fêtent Noël. Mais
admettez qu'ils n'ont pas perdu le
vrai sens de cette fête.
- Mais
voyons, mon Fils, tu divagues ! Ils
ne savent même plus qui tu es,
Jésus...
- Ils
ne savent plus qui je suis, certes,
mais à Noël, ils fêtent l'Amour. Un
jour, Noël ne s'appellera plus Noël
mais tour simplement la Fête de
l'Amour. Tiens, je devrais parler de
ça au Saint Esprit et lui demander
ce qu'il en pense. On ne devrait pas
attendre trop longtemps avant de
faire changer le nom. Le marketing,
vous avez... Il pourrait semer ces
idées-là sur Face Book et Twitter,
ouvrir un blogue.
Le
père Noël jeta un regard meurtrier à
Jésus-Christ.
- Quoi
? Encore l'électronique ?
Il le
faut bien, père Noël, si on ne veut
pas se laisser dépasser. Mais le
Saint-Esprit n'a pas de problème
avec l'électronique, ne vous en
faites donc pas.
Dieu
le Père s'empressa de renchérir
d'une voix bougonne.
Oh la
la ! Tu frises le délire, mon pauvre
enfant...
- Mais
non ! C'est vous qui dramatisez
tout, Père ! Admettez qu'à Noël, les
centres commerciaux débordent et que
les gens y passent des heures et des
heures par amour, en quête de
trouvailles pour choyer leurs
proches. Plusieurs, s'endettent même
pour combler les désirs farfelus de
ceux qu'ils aiment. Ouvrez-vous les
yeux, grand Dieu ! et regardez quel
amour et quelle générosité les
humains mettent dans leurs
recherches et quelle joie ils
ressentent à faire plaisir à
quelqu'un, à imaginer le bonheur des
êtres qui leur sont chers. Si c'est
pas dans l'esprit du vrai Noël,
ça...
-
M...ouais... tu as peut-être raison.
-
Pensez à tous ceux qui organisent
des guignolées, les bénévoles qui
préparent des fêtes pour les
itinérants, pour visiter les
personnes âgées, les malades, les
démunis. Les familles prévoient des
réunions où tout le monde se
retrouve et s'embrasse, les riches
donnent aux pauvres, on parle
partout d'accommodements
raisonnables. On voit même des
compagnons de travail incapables de
se supporter tout le reste de
l'année prendre un coup ensemble
lors du party de Noël de la
compagnie ! Les parents lointains
arrivent, le mononcles, les matantes,
les amis font des fêtes, on se
rapproche, on devient soudain
tolérant, généreux, empathique.
Avez-vous entendu les choristes et
les musiciens préparer leurs
concerts de Noël des mois à l'avance
? Si les gens ne vont plus à
l'église pour assister à la messe,
ils y vont pour entendre les plus
beaux chefs d'œuvres musicaux de
l'Histoire et pour se recueillir à
leur manière. Et, plus que tout,
c'est la lumière dans les yeux des
petits enfants qui attendent le père
Noël qu'il faut regarder pour
constater que la pureté et la
naïveté existent encore chez les
Hommes de bonne volonté, et pour
constater que le coeur de la plupart
des pères et des mères reste encore
et toujours rempli d'amour pour les
leurs.
- Wow
! Comme tu parles bien mon Fils ! Je
comprends pourquoi tu as conquis
l'humanité pendant deux mille ans !
-
Pourquoi, papa, m'avez-vous envoyé
sur la terre, sinon pour apporter
l'Amour dans le coeur des Hommes ?
Eh bien ! J'ai réussi car il s'y
trouve encore et toujours ! Et tant
et aussi longtemps que l'amour
demeurera la principale motivation
de la fête de Noël, moi, je serai
content. Tant pis pour la crèche, le
boeuf et l'âne ! Et tant pis pour
les églises qui coûtent trop cher à
chauffer ! La vraie religion, c'est
dans le coeur des Hommes qu'elle se
pratique et elle s'appelle Amour.
S'il n'y avait pas d'Amour, la terre
tournerait « carré » , croyez-moi !
Dieu
le Père se gratta la tête et lança
un coup d'œil au père Noël.
- Quel
Fils intelligent que le mien !
Ouais, peut-être as-tu raison, mon
cher Jésus. J'ai créé les hommes
libres, je ne peux tout de même pas
les empêcher d'évoluer. L'Amour, ils
l'ont encore, je l'avoue. Qu'en
penses-tu, père Noël ? On pourrait
appeler Noël, la Fête de l'amour.
- Oui,
bien sûr, les humains n'ont pas
perdu l'Amour et ils n'ont
probablement pas plus besoin du père
Noël que de la crèche... Je me
réjouis de ce fait, mais si tu veux
connaître le fond de ma pensée, cher
Bon Dieu, sache que je ne suis pas
encore en âge de penser à la
retraite, surtout sans fond de
pension ! J'ai tout intérêt à voir
Noël se perpétuer le plus longtemps
possible, moi ! Je porterai des
bermudas s'il le faut et nous
changerons le nom de la fête, ça
suffira. Je m'appellerai le père
d'Amour, voilà tout. Cependant, tout
ça ne règle en rien mon problème de
cadeaux compliqués ni le chialage de
mes lutins.
-
Écoute, mon vieux, je t'envoie le
Saint-Esprit au Pôle Nord dès demain
matin. On le charge habituellement
des affaires compliqués. Sans doute
va-t-il te prêter des anges
spécialisés en informatique pour
donner des cours à tes lutins. Mais
je ne suis pas certain que tu
pourras te débarrasser des Chinois.
Quand à toi, mon Fils, tu as réussi
à me rassurer. Tu as toujours le
dernier et bon mot, et je te
remercie d'être né un certain 25
décembre ! S'il faut numériser la
Parole de Dieu, eh bien on le fera !
Dis donc, vous deux, si on prenait
un dernier verre pour fêter ça ?
Dieu
le Père leur tendit une nouvelle
coupe de vin.
-Prenez et buvez...
Le
père Noël refusa poliment.
-
C'est que je dois conduire mon
traineau jusqu'au Pôle Nord, moi...
Je n'ai pas envie de perdre le Nord
! Le petit renne au nez rouge est en
vacances et je crains de ne pouvoir
réussir à passer le test de
l'alcoolémie.
- Pas
de problème mon vieux. Nous avons
aussi nos anges bénévoles qui vont
te conduire sans problème :
Opération Nez Bleu. Et c'est
gratuit.
On
continua de trinquer une dernière
fois en dégustant une bouteille de
Châteauneuf-du-Pape, bon en diable.
Mais soudain, Saint Pierre vint
brusquement mettre un terme à cette
merveilleuse rencontre.
-
Désolé de vous déranger, cher Dieu
le Père, mais la file d'attente
s'allonge en bas et il y a des
bienheureux qui vont perdre leur
couronne de sainteté s'ils
continuent à protester comme ils le
font. J'en ai même entendu un
murmurer des mots d'église. Vilain,
ça...
Dieu
le Père serra la main du père Noël.
-
Allons, mon cher père Noël, ne
perdons pas le sens du devoir. Je te
souhaite à l'avance un Joyeux Noël.
Ho! Ho! Ho!
Jésus-Christ se retourna d'un bloc,
n'en croyant pas ses oreilles.
Jamais il n'avait entendu son Père
rire à la manière du père Noël !
Auteure :
Micheline Duff
Noël 2010
|